Interview : dans l’univers de Kumi Tanioka

Après une dizaine d’années chez Square Enix, où elle a notamment participé à la série Final Fantasy Crystal Chronicles, la compositrice Kumi Tanioka travaille désormais à son propre compte au sein de son studio Riquisimo. Elle a notamment composé les musiques de trois contes interactifs de DICO, mais elle a aussi interprété quelques musiques de Final Fantasy XI au piano lors du concert VanaCon Anniversary le 11 novembre 2011. Dans cette interview, Tanioka revient sur ses derniers projets, mais aussi sur la genèse de la bande originale de Crystal Chronicles. Elle confie également ses sentiments en tant que compositrice.

Le dernier jeu vidéo en date sur lequel elle a travaillé est Ragnarok Odyssey sur PlayStation Vita.

Cette interview a été réalisée en anglais par Jeriaska pour le site IndieGames.com. Traduit en français par Jérémie Kermarrec pour Musica Ludi. Photo : Jeriaska.

Qu’est-ce qui dans votre enfance ou dans votre expérience personnelle vous a poussé à devenir compositrice de jeux vidéo ?
Quand j’étais petite, je regardais souvent mon petit frère jouer. Je me mettais simplement à côté de lui. On n’avait qu’une télé à la maison, alors quand mon frère jouait, je ne pouvais pas tellement faire grand-chose d’autre. Mais pour être honnête, je ne joue pas très bien. Mes premiers coups de cœur étaient Xevious, Yie Ar Kung-Fu et Pac-Man. Ensuite, j’ai terminé moi-même Final Fantasy IV puis The Legend of Zelda. J’ai beaucoup regardé mon frère jouer aux Mana et SaGa, mais il m’arrivait d’y jouer aussi.

Quel style vous a semblé le plus approprié pour les contes interactifs de DICO ?
J’ai pensé que la musique devait avant tout être simple. Il ne fallait pas qu’elle se remarque trop, qu’elle puisse tourner en boucle mais sans détourner l’attention de l’ambiance créée par le style visuel et l’histoire. C’est ce à quoi j’ai fait le plus attention.

Fonder Riquisimo vous a-t-il aidé à organiser vos propres concerts ?
Malheureusement, ce n’est pas un vrai studio. Pour le moment, je travaille en tant que compositrice freelance, ce qui m’a permis de relever de nouveaux défis. Je veux écrire de la musique pour des projets inhabituels et ainsi diversifier mes expériences. C’est comme ça que je conçois mon travail de freelance.

Comment décidez-vous du son d’un jeu où l’histoire est très présente ? Certaines étapes sont-elles importantes avant de se lancer dans la composition ?
D’abord, je regarde le monde qui est représenté dans le jeu et je demande au producteur et au réalisateur ce qu’ils veulent exprimer. Je décide alors du type de musique approprié. Ce n’est pas vraiment ce que moi j’ai envie de composer. Si je compose pour un certain type de jeu, il est très important que je me demande quelle approche je dois adopter pour la musique.
Tant que je n’ai pas une idée claire de l’univers du jeu, je n’ai pas moyen de trouver le bon type de musique.

Comment créez-vous un style spécifique au genre fantasy ?
Ça fait longtemps que je m’intéresse aux anciennes formes de musique, surtout le gamelan dans la musique indonésienne et les différents types de musique classique. Mais je ne les ai jamais vraiment étudiées, c’était juste le plaisir de les écouter. J’avais envie de mélanger ces instruments typiques et ces styles de musique du monde entier, pour voir ce que ça pouvait donner.
Je me suis aussi inspiré d’un groupe nommé Roba House. J’ai écouté un de leurs CD et je me suis dit que c’était vraiment super. Je me suis alors demandé : si nous devions travailler ensemble, quel type de musique je pourrais leur écrire ? Bien sûr, je me demandais aussi ce qui marcherait le mieux pour de la musique de jeu. Voilà les trois aspects les plus importants.

Comment avez-vous collaboré avec Roba House lors de la création de Crystal Chronicles ?
Nous n’avons jamais donné d’instructions à Roba House pour l’interprétation. Je discutais régulièrement avec le programmeur du synthétiseur, Hidenori Iwasaki, pour déterminer la direction sonore du jeu. A partir de là, j’ai composé les mélodies et Iwasaki a arrangé les parties rythmiques. Nous avons ensuite partagé le résultat avec Roba House et nous leur avons demandé comment y intégrer les instruments acoustiques.
Finalement, ils nous ont donné des conseils, ce qui a influencé la direction générale de la bande originale. Cette participation est surtout intervenue lors des dernières étapes du développement.

Iwasaki et les autres programmeurs sonores de Square Enix ont collaboré avec vous sur la série Crystal Chronicles. Comment cela a-t-il influencé votre musique pour les bandes originales ?
En règle générale, le compositeur se charge d’écrire la musique. Le programmeur du synthétiseur, lui, est l’ingénieur en charge de la partie sonore et des ajustements en vue de la version finale. Pour Final Fantasy Crystal Chronicles, Iwasaki s’est également occupé de l’arrangement des parties rythmiques.
J’ai travaillé avec le programmeur Yasuhiro Yamanaka pour les jeux sur Nintendo DS. Là, le nombre de sons et d’instruments disponibles était réduit. J’ai composé la musique et Yamanaka a fait en sorte qu’elle convienne aux capacités techniques de la DS.

Lors du concert Vana♪Con, vous avez joué en solo et vous avez aussi accompagné l’orchestre. Pouvez-vous nous parler de votre expérience lors de ce concert ?
Final Fantasy XI était le tout premier épisode de la série sur lequel j’ai travaillé, alors jouer ces musiques m’inspire naturellement des souvenirs de cette époque. Avoir la chance de jouer les compositions de Naoshi Mizuta m’a également donné le sentiment de couvrir tout l’univers du jeu. J’ai beaucoup apprécié cet événement, que ce soit écouter l’orchestre jouer ou passer un peu de temps avec les fans du jeu.

Beaucoup vous ont découvert avec la bande originale de Final Fantasy Crystal Chronicles. Ce fut aussi l’une des premières démonstrations de votre utilisation des instruments traditionnels. En quoi ces styles de musique ont-ils servi de base aux musiques de ce jeu ?
Je suis obligée d’admettre que je n’ai pas fait de recherches poussées sur le sujet, mais je suppose que la plupart des instruments ne sont pas liés à une région spécifique du globe. Je pense plutôt qu’ils sont répartis dans différents territoires et qu’ils migrent tout autant que les autres types de phénomènes culturels.

De nombreux instruments de musique sont apparus au cours de l’histoire et la façon dont ils sont joués dépend de la culture de la région où ils existent. Cette façon de jouer change aussi au fil du temps, et c’est ce qui donne naissance aux styles de musique traditionnels. Par exemple, si vous comparez le sitar en Inde et le santour au Moyen-Orient, les instruments se jouent de deux manières complètement différentes quand bien même ils ont une origine commune.
Donc, quand je compose, je me demande ce qui se passerait si des instruments indiens et celtes jouaient ensemble. Si je travaille avec une flûte qui a une tessiture limitée, je réfléchis aux instruments qui me permettraient de compenser cette limite. C’est ce raisonnement qui m’a accompagné quand je composais les musiques de Final Fantasy Crystal Chronicles.

Au Japon, les compositeurs de musique de jeu vidéo participent souvent à des concerts, que ce soit sur scène ou en tant que DJ. Qu’est-ce qui vous a poussé à jouer de plus en plus sur scène ?
Les concerts sont vraiment intéressants. Quand vous avez fini de composer la musique d’un jeu, vous ne savez pas ce que les gens en pensent. Vous pouvez seulement l’imaginer. Ce n’est pas le cas des concerts.
Vous avez le public juste devant vous. Je peux alors commencer à jouer la musique d’un jeu sur lequel j’ai travaillé et entendre les gens murmurer : « oh, c’est cette musique ! » Ce plaisir partagé entre le public et moi-même, voilà ce qui me rend heureuse.

Vous avez pu jouer en dehors du Japon grâce aux festivals Final Fantasy XI. Le public occidental réagit-il autrement à votre musique ?
Au Japon, on attend du public qu’il s’asseye, qu’il écoute silencieusement la musique jusqu’à la fin et qu’il applaudisse. Mais le public américain est différent. Bien sûr, eux aussi écoutent le concert en silence, mais quand vous montez sur la scène ou quand vous terminez une piste, ils hurlent littéralement. Je n’arrive pas vraiment à me l’expliquer, mais c’est chouette. Quand le concert se termine, le public devient fou. C’est une expérience vraiment incroyable.

Y a-t-il des musiques en particulier que vous considérez comme des étapes importantes dans votre carrière ?
La chanson de fin de Final Fantasy Crystal Chronicles, « Starry Night », est spéciale pour moi. La chanson d’ouverture aussi, celle qui figurait dans les vidéos promotionnelles. Dans ces chansons, j’ai pu glisser plein d’idées que j’avais envie d’essayer depuis longtemps. En fait, on peut dire que j’avais surtout une folle envie d’exprimer certains concepts musicaux. J’étais si heureuse quand le résultat a été validé.
Il y a aussi « Awakening » de Final Fantasy XI. C’est le premier thème de combat que j’ai écrit pour ce jeu, mais il était destiné au boss de fin. D’habitude, quand on pense à un combat de boss, on imagine plutôt quelque chose d’agressif, non ? Pour moi, je voulais que « Awakening » représente les ténèbres. Quand je l’ai composée, j’imaginais le seigneur des ténèbres, rongé par l’angoisse. J’étais soulagée quand j’ai constaté que ce choix un peu inhabituel correspondait parfaitement à la scène de combat. La musique est finalement devenue l’une des plus populaires du jeu et j’en suis très heureuse.
Pour cette piste, j’ai eu du mal à imaginer un arrangement pour le piano. Mais je me suis quand même lancé. D’ailleurs, je dois dire qu’Iwasaki avait arrangé la plupart des couches instrumentales pour « Awakening », alors j’étais inquiète à l’idée de retranscrire cette approche avec un seul instrument. Disons que le piano seul n’a pas le même type d’intensité. J’ai essayé plein de choses, jusqu’à ce que ça marche. Quand j’ai joué la piste en concert, c’était sans partitions. Je l’avais totalement mémorisée.

Maintenant que vous êtes une artiste indépendante, qu’est-ce qui a changé en tant que compositrice de jeu vidéo ?
Je me sens libre. J’ai notamment l’occasion de rencontrer d’autres musiciens indépendants. Quand j’étais employée et que je travaillais avec mes collègues compositeurs, nous pouvions nous plonger dans de nombreux styles de musique mais, en même temps, ils avaient tous une couleur similaire. Bien sûr, cette couleur s’adapte à certains environnements. Quand je retrouve mes anciens collègues, je peux compter sur le savoir-faire que j’avais acquis à leur côté.
Je n’ai plus un contact aussi direct avec les développeurs de jeux, maintenant. Mais dans cette industrie, il y a plein de personnes qui font de leur mieux pour créer de la musique. En tant qu’indépendante, j’en suis bien consciente. Rencontrer d’autres personnes est toujours très intéressant et, chaque jour qui passe, je rejoins de plus en plus de cercles professionnels. Je trouve ça sain d’étendre ma connaissance de tous ces domaines créatifs.

Avez-vous des objectifs précis pour l’avenir ?
Mes objectifs ? Etre fière de mon travail. Me dire : voilà ce dont je suis capable. J’ai écrit la musique de ce jeu. Pas juste faire mon travail. J’aimerais que les gens puissent dire : « j’ai reconnu qui a écrit cette musique ! » Qu’ils puissent dire : « oh, c’est une musique de Tanioka ! »