Critique : Shadow of the Colossus Original Soundtrack

Certains créateurs se soucient peu de la musique qui viendra accompagner leur jeu. D’autres, au contraire, voient dans celle-ci, et même dans le son en général, un moyen supplémentaire de renforcer leur message. C’est normal : c’est ainsi qu’il existe des œuvres banales, aux intentions limitées, et des œuvres magistrales, mémorables par leur puissance.

Avec Shadow of the Colossus, Fumito Ueda a voulu créer un jeu indépendant de tout genre, motivé uniquement par les sensations qu’il procure. Ces sensations sont celles d’un héros naïf, parti terrasser seize redoutables colosses pour tenter de redonner vie à une jeune fille dont on ne sait si elle est morte ou simplement inconsciente, et si elle est l’amour de sa vie ou, peut-être, une simple sœur. Shadow of the Colossus est bien cela : une œuvre aux contours flous que le joueur remplit de son imagination et de son propre ressenti. C’est seulement lorsque la tension éclate, face à chacun des colosses, que surgit la musique symphonique somptueuse de Kow Otani.

Il serait inapproprié d’aborder Shadow of the Colossus sans d’abord louer son utilisation du silence. En dehors des batailles, quand le héros arpente les vastes paysages du jeu avec son cheval, il n’y a presque jamais de musique. On ne peut entendre que le souffle du vent et le grondement lointain de l’océan. Pour les développeurs, ce choix est destiné à créer un contraste plus fort entre le voyage et les combats, contraste renforcé par l’absence totale d’ennemis secondaires dans les environnements.

sotc-1C’est aussi le meilleur moyen de ne pas accompagner les sentiments du joueur, de ne pas indirectement lui indiquer ce qu’il doit ressentir : devant ces décors immenses et désolés, le jeu ne veut ni lui infliger de tension avec un rythme sombre, ni l’encourager à partir au combat avec une mélodie héroïque. Fumito Ueda a expliqué qu’il créait ses jeux en enlevant tout ce qui ne lui semblait pas indispensable à l’expérience, pensant révéler ainsi la vraie teneur de son message. En ajoutant des combats aléatoires sur la carte et de la musique pour les rythmer, Shadow of the Colossus aurait été un jeu ordinaire.

Ainsi, la puissance des musiques de Kow Otani est d’autant plus palpable qu’elle accompagne les moments les plus intenses du jeu. S’il y a 16 colosses à vaincre, Otani n’a composé « que » 13 thèmes de combat : certains reviennent plusieurs fois, et l’accompagnement musical change selon les étapes de la bataille. Ce rythme est parfaitement illustré par le premier colosse : après avoir tenté de le faire tomber à genoux sous l’imposante « Grotesque Figures », le joueur réussit à grimper jusqu’à la tête du monstre, accompagné des accents héroïques grandioses de « The Opened Way ». Leur puissance orchestrale remarquable ajoute un mélange inattendu de tension et de majesté, de crainte et d’admiration face à ces forces de la nature.

Otani a insufflé dans chaque thème de combat une impression différente, comme le terrible sentiment d’impuissance de « A Violent Encounter », le mystère inquiétant de « Silence » et « Creeping Shadow », l’énergie encourageante de « Revived Power » ou encore la force tragique de « Gate Watcher of the Castle Ruins »… Le style du compositeur, fait d’orchestrations massives souvent agrémentées de chœurs et de piano, a une rugosité qui semble s’extirper du sol dans un immense fracas. Le sous-titre de la bande originale, après tout, est « le rugissement du sol » !

sotc-2Mais il y a entre ces déchaînements une partie plus paisible de la bande originale, celle qui berce les rares cinématiques. Otani a alors révélé un tout autre aspect du jeu : la tristesse d’un monde abandonné et celle d’un garçon endeuillé. Le superbe thème de la scène d’ouverture et sa reprise encore plus émouvante lors de la fin ont un charme plus ancestral, plus tribal presque, avec l’ajout notamment de la flûte et du bouzouki (celui-là joué par Otani lui-même). C’est un moyen assez simple de donner à ses musiques une ambiance plus mystique, mais ça marche, indéniablement. Les musiques du temple où est emprisonné le dieu Dormin utilisent même de l’orgue en plus des chœurs, que ce soit dans « Resurrection » ou « Idol Collapse », ce qui en accentue la dimension religieuse. La bande originale est aussi ponctuée de courtes pistes d’ambiance plus paisibles ou mystérieuses, qui se font entendre lorsque le joueur découvre certaines parties de la carte. L’une des plus nostalgiques est « Prayer », un solo de piano accompagnant délicatement les doutes du héros.

Les émotions sont donc nombreuses, bien que toujours voilées par le mystère, par une sorte de crainte primitive. Ce sentiment n’est qu’un doute, triste bien que paisible, dans certaines pistes, mais il devient un tremblement désespéré lors des batailles les plus acharnées… L’excellente maîtrise de ces sensations par Kow Otani mène la bande originale vers le meilleur, et la seule chose que l’on peut alors déplorer est la durée relativement courte des pistes de combat. Quand on en vient à regretter de ne pas en avoir plus, il devient évident que ce que l’on a déjà est d’excellente facture.

Jérémie

Avis : Excellent

Coups de cœur :

  • A Despair-filled Farewell
  • Gate Watcher of the Castle Ruins
  • Epilogue ~Those Who Remain~