Compte-rendu : Symphonic Fantasies Londres, 7 ans de bonheur

Le 6 octobre 2016 était le jour du rendez-vous devenu annuel entre le London Symphony Orchestra et Thomas Böcker. Depuis 2013, le célèbre orchestre anglais prête chaque année son talent à un nouveau volet des concerts produit sous la bannière Merregnon Studios, alternant création de nouveaux programmes et reprises de productions passées. Cette année était celle d’une reprise, et c’est à un retour aux sources probablement inévitable que nous allions assister : Symphonic Fantasies, concert dédié aux musiques des grands RPG de Square Enix (Kingdom Hearts, Secret of Mana, Chrono Trigger/Cross et Final Fantasy). Surtout, le concert avec lequel Böcker avait entamé sa révolution en 2009, en proposant un contenu musical d’une richesse et d’une inventivité inouïes, et même inimaginables à l’époque pour un concert de musique de jeu. Mais sept ans plus tard, l’héritage laissé par Symphonic Fantasies a grandi, et Böcker s’est appuyé sur son succès pour construire de nombreux autres programmes, tous plus brillants les un que les autres. D’où cette question : après tant d’années, Symphonic Fantasies est-il toujours le monument dont nous nous souvenons ?

Bien sûr, cette question n’en était pas une pour la vaste majorité des spectateurs de cette soirée. Il faut dire que contrairement à d’autres séries de concert qui parcourent le monde à des rythmes industriels, Symphonic Fantasies s’est fait relativement rare dans les salles : cette représentation londonienne n’en était que la huitième exécution dans le monde depuis sa création. On réalise donc bien évidemment que la cible de cet événement était avant tout les personne qui n’en connaissaient pas encore le programme. Mais cette reprise est aussi pour des aficionados de la première heure comme nous une parfaite occasion de contempler le chemin parcouru depuis 2009, de se détacher du choc de l’époque pour évaluer ce concert avec un nouveau recul : sept ans après la claque originelle, Symphonic Fantasies a-t-il encore des choses à nous dire ?

Inutile de prétendre ménager un faux suspens qui ne tromperait personne : la réponse à cette question est un « oui » tonitruant. À titre personnel, alors même que j’avais déjà entendu ce programme plusieurs fois en salle, alors même que j’en connais par coeur jusque dans les plus menus détails les deux enregistrements publiés en disque (l’un réalisé à Cologne lors de la création en 2009, l’autre en 2012 à Tôkyô avec de nouvelles version révisées des arrangements – ce sont d’ailleurs ces versions révisées qui furent jouées à Londres), le concert londonien m’a passionné d’un bout à l’autre. C’est une nouvelle preuve éclatante de la réussite totale du pari originel de Böcker et de ses arrangeurs, celui de créer, sur la base des musiques des jeux représentés, de véritables nouvelles oeuvres de musique « pure » : comme avec n’importe quelle pièce de musique classique qui nous tiendrait à cœur, chaque nouvelle interprétation que l’on entend de ces partitions semble pouvoir les éclairer d’une lumière totalement nouvelle ; et plus on les connaît intimement, plus on a alors l’impression de les redécouvrir.

Séance de discussion d'avant-concert avec Eckehard Stier (chef d'orchestre), Gareth Davies (première flûte solo et président du LSO), et Yôko Shimomura

Séance de discussion d’avant-concert avec Eckehard Stier, chef d’orchestre, Gareth Davies, première flûte solo et président du LSO, et Yôko Shimomura (crédit photo : Musica Ludi)

Dans la suite de cette critique, les minutages indiqués entre parenthèses permettent de repérer les passages évoqués dans le texte sur l’enregistrement du concert de Tôkyô. Nous vous invitons si vous le souhaitez, en simultané de votre lecture, à écouter l’album (disponible notamment sur Spotify et iTunes/Apple Music), afin de saisir autant que possible la signification des commentaires formulés.

Car ce sont les plus infimes détails interprétatifs qui donnent à ces arrangements leurs sens, leurs couleurs et leurs tons. Ainsi ce concert londonien donna-t-il à entendre une suite Kingdom Hearts étonnamment sombre, dans laquelle l’héroïsme du thème de Sora, qui servira de fil rouge à toute la pièce, semble n’être qu’un trompe-l’œil. Dans la transition entre la première exposition de ce thème et « Hand in Hand », l’ostinato des cordes (1:35), acéré comme jamais, sonne déjà comme un contrepoids menaçant à la bravoure des envolés de cuivres. On y entend déjà le spectre du Mars de Gustav Holst, dont les rythmes guerriers se mêleront au thème de Sora dans la dernière partie de la pièce. Entre temps, le thème de Roxas nous aura frappés par son angoisse, révélée par ces coups sourds de grosse caisse auxquels sont donné un poids inattendu (4:20). Un caractère appuyé par la partie de piano solo, à laquelle Slava Sidorenko imprime beaucoup de doute et d’agitation, avec un rubato très contrasté, très instable… peut-être même parfois un peu trop (on regrette quelques moments de décalage avec l’orchestre) ? Quoi qu’il en soit, c’est en vérité une autre soliste qui aura véritablement marqué de son empreinte cette suite Kingdom Hearts : Rebecca Gilliver, premier violoncelle solo du LSO, à qui revient bien évidemment la mélodie de « Dearly Beloved ». On y retrouve le phrasé si particulier, tout en legato et portamentos, de l’édition 2012 de l’arrangement (9:58) ; mais aux antipodes des épanchements de son homologue tokyoïte, Gilliver en propose une lecture d’une absolue sobriété, pudique et intérieure. Son intonation d’une rare élégance, son timbre incroyablement chaleureux, portent la mélancolie de ce thème vers des sommets, et renforce là aussi l’atmosphère sombre distillé par l’ensemble de cette interprétation. Il faudra finalement attendre d’arriver à la coda pour que cette anxiété soit enfin levée (14:43), dans une conclusion pianissimo qui n’a jamais paru aussi brève, voire abrupte… ce qui ne fait que renforcer le pouvoir d’évocation de sa légèreté, de sa sérénité.

Le pianiste Slava Sidorenko en répétition avec le LSO pour la suite Kingdom Hearts

Le pianiste Slava Sidorenko en répétition avec le LSO pour la suite Kingdom Hearts (crédit photo : Game Concerts)

À l’inverse, la suite Secret of Mana se montre elle sous un jour totalement homérique. L’introduction de la pièce, cette incroyable mer orageuse sculptée par l’arrangeur Jonne Valtonen, se conclut sur un crescendo d’une puissance ahurissante, d’une propulsion étourdissante. On reconnaît ici le LSO hollywoodien, celui des bandes originales de Star Wars, de Braveheart et de tant d’autres, sans égal sur la planète quand il s’agit de faire décoller le taux d’adrénaline de ses auditeurs. Les phrasés sont mordants, énergiques et implacables (le bref changement d’harmonie à la toute fin de l’introduction [2:35], une des nombreuses nouveautés de l’édition 2012 de cet arrangement, se pare ici d’une évidence et d’une limpidité incomparables avec la version disque). Le London Symphony Chorus n’est pas en reste et livre une prestation héroïque, aussi à l’aise et engagé dans les expérimentations bruitistes de l’introduction que dans le grand choral hymnique du thème principal (3:16). Sur une note personnelle, je suis ravi d’entendre enfin les parties chantées de cette suite sans le moindre compromis : aux concerts de Cologne, l’effectif réduit du chœur obligeait l’emploi d’une légère amplification ; sur le disque de Tôkyô, la proximité du chœur avec les percussions avait rendu la prise de son très délicate, et contraint la production à sous-mixer ses interventions. Rien de tout ça ici : le LSC parvient à survoler l’orchestre sans la moindre peine, et sans jamais avoir à forcer son émission. On ne peut pas hélas pas en dire tout à fait autant des pupitres de cordes, dont on osera regretter que l’effectif, relativement réduit, n’ait pas été modifié par rapport à toutes les précédentes représentations (seulement 5 contrebasses, une petite cinquantaine d’instrumentistes au total) : ils ne se battent pas toujours à armes égales avec le reste de l’orchestre, notamment cuivres et percussions en nombre digne d’un très grand orchestre romantique. Pas de quoi effrayer cependant les archets du LSO, à qui la nécessité de devoir jouer une ou deux nuances plus fort que leurs collègues ne cause aucune peine. Ce léger déséquilibre se fait très rapidement oublier… et l’on finit plutôt par admirer la fabuleuse homogénéité des cordes basses notamment (l’unisson des sections d’altos et violoncelles dans « Eternal Recurrence » [6:51] est d’une rondeur, d’un lyrisme à couper le souffle). Les lignes si singulières des mélodies d’Hiroki Kikuta prennent ici un relief parfaitement inédit.

Toutes ces pérégrinations sont menées tambour battant par le chef Eckehardt Stier, bien décidé à ne jamais laisser retomber le souffle épique de cette suite. Dans la transition entre « Prophecy » et la reprise du thème principal, le tuilage des tempos annoncé par les timbales (10:01) est mené avec une précision absolue (bien supérieure à celle du disque). Un peu plus tard, le cauchemardesque « The Oracle » (11:48) est entrepris à une vitesse supersonique, ce qui donne notamment au chœur une nouvelle occasion de briller… puis une autre juste ensuite, quand survient dans un saisissant contraste un « Rose and Ghost » au dessus duquel il impose sa présence fantomatique (13:30). Un ultime crescendo emmène enfin la pièce vers son apothéose conclusive, où les cuivres emportent tout avec eux dans une exultation indescriptible. La fine pluie de l’épilogue s’abat sur nos têtes abasourdies par l’intensité hallucinante de l’exécution à laquelle on vient d’assister. Sept ans après sa création, la suite Secret of Mana de Symphonic Fantasies n’est plus le même colossale uppercut qu’elle avait été à sa création en 2009 : elle est encore bien plus que ça.

Le London Symphony Chorus en répétition à LSO St Luke's

Le London Symphony Chorus en répétition à LSO St Luke’s (crédit photo : Robert Garbolinski)

Après l’entracte, la seconde partie du concert est un peu moins porteuse de redécouvertes. La suite Chrono Trigger/Cross ne montre qu’assez peu de différences de conception par rapport au disque, mais qu’importe : elle est toujours aussi galvanisante à entendre en « vrai ». Rony Barrak y est fidèle au poste de darbouka soliste, et fidèle à lui-même, d’une énergie et d’un enthousiasme archi-communicatifs. Et la formidable brillance des musiciens du LSO fait encore des merveilles : dans « Gale », le premier violon Roman Simovic assure des solos d’une précision technique immaculée, parfaitement caractérisés, sans jamais tomber dans l’orientalisme naïf (7:40) ; la section de violoncelles, quant à elle, se couvre une nouvelle fois de gloire dans un « Prisoners of Fate » absolument déchirant (9:10). À cet instant, l’émotion que l’on ressent provient non seulement de la pure teneur musicale de l’instant, mais également du simple bonheur de voir ce fabuleux orchestre, parmis les plus réputés de la planète, plonger dans ces partitions avec une autant d’engagement. C’est à ça que tient le génie de ce concert, et c’est perceptible ce soir plus que jamais : en ayant pris la peine d’adapter les mélodies de Yasunori Mitsuda et des autres, si simples et humbles (par nécessité) dans le cadre originel des jeux, en ces arrangements complexes, les arrangeurs Jonne Valtonen et Roger Wanamo ont bâti un cadre propice à une communion incroyable entre artistes et public. Le public y est d’une réceptivité sans égal parce qu’il a cette connexion si personnelle et si profonde au matériau musical, une connexion que clairement les musiciens perçoivent, et à laquelle ils ont envie de répondre ; et la richesse des partitions qu’ils ont devant les yeux leur pose le défi expressif nécessaire pour leur permettre de formuler cette réponse.[Note]

Rony Barrak en discussion avec le premier violon Roman Simovic, lors des répétitions

Rony Barrak en discussion avec le premier violon Roman Simovic, lors des répétitions (crédit photo : Game Concerts)

C’est également cette impression qui prédomine la suite Final Fantasy. Dès 2009, on avait pu voir cette pièce comme le relatif « point faible » du concert : moins construite que les autres suites, plus proche du medley, elle était certes très efficace et remplie de passages magnifiques, mais au final moins marquante que le reste. En 2016, le constat ne change pas, et l’on prend finalement déjà cette suite comme une sorte de rappel avant l’heure : moins une véritable proposition musicale sans compromis, qu’un gros bonbon sucré façonné sur mesure pour enflammer la foule. Ça ne rate d’ailleurs pas : dès les premières notes du « Prelude » introductif, des applaudissements fusent en provenance d’un public comme toujours principalement acquis à la cause Uematsu ; quant à la facétieuse interruption de « One-Winged Angel » par le thème des chocobos (4:08), la blague peut certes paraître désormais éculée aux habitués comme nous, mais elle déclenche encore de nombreux rires ce soir-là. Dans ce contexte, il est une nouvelle fois fascinant d’observer la réaction de l’orchestre à ces manifestations venant du public : des sourires se dessinent sur les visages, l’enthousiasme du jeu redouble d’intensité. Les styles et ambiances s’enchaînent sans jamais compromettre la conviction des artistes : aux rires bartokiens du thème des chocobos (4:41), qui grincent à vous en donner mal aux dents, succèdent les choeurs debussystes d’une « Mystic Forest » plus fantasmagorique que jamais (7:10). Le thème de combat ainsi que l' »Opening Mission » de FF VII ne manquent évidemment pas d’une once d’énergie, et le thème principal de la série s’habille d’une majesté ostentatoire qui gonfle tout au long du morceau, jusqu’à éclater dans ce final complètement (et volontairement) démesuré, interminable cadence qui multiplie les fausses fins, semble n’avoir pas d’autre objectif que d’épuiser jusqu’à la dernière goutte l’énergie vitale des cuivres de l’orchestre… et de taquiner jusqu’au bout les attentes du public. Évidemment, cela fonctionne moins bien quand on sait déjà à quoi s’attendre… mais on se laisse tout de même toujours emporter sans déplaisir par la gourmandise de cette surenchère.

Il en va de même du rappel qui suit, qui semble abandonner toute idée de cohérence musicale pour plutôt sauter à pieds joints dans un fantasme de grand enfant assumé. Barrak et Sidorenko se joignent une dernière fois à l’orchestre pour enchaîner les thèmes de boss de fin des jeux du soir sans réellement d’autre considération que celle de produire le plus de décibels possibles, jusqu’à cette agrégation finale improbable de « One-Winged Angel » (FF VII) et du thème de Kefka (FF VI), qui ne paraît pas moins tirée par les cheveux au concert que sur le disque. On serait tenté de dire que cette posture critique n’a pas tellement de raison d’être, puisqu’à cet instant le sujet du spectacle n’est pas tellement la musique en elle-même que l’atmosphère électrique qu’elle répand dans la salle. Il n’empêche qu’en reposant quasi-exclusivement sur l’effet de surprise, ces effets-là, contrairement à ceux qui ont précédé, ne pourront pas fonctionner éternellement.

L'ensemble des artistes réunis sur scène lors des saluts

L’ensemble des artistes réunis sur scène lors des saluts (crédit photo : Musica Ludi)

Il serait cependant injuste de conclure cette chronique sur une note en demi-teinte pour cette seule réserve, qui ne concerne même pas le cœur du programme du concert. Le fait est que sept ans plus tard, le jour où l’on se lassera de Symphonic Fantasies n’est clairement pas encore arrivé, et l’on doute en vérité qu’il arrive un jour, surtout quand ces partitions sont défendues avec une telle maestria que par le LSO ce 6 octobre 2016. À ce titre, on se réjouit de savoir déjà que la collaboration entre le LSO et Böcker n’est évidemment pas terminée, et que leur rendez-vous est déjà pris pour un nouveau concert à Londres en 2017. Et même encore mieux : ils passeront par Paris avant !

Florian

[Note] : Voir à ce titre ce bel article d’une chanteuse du London Symphony Chorus, où elle relate la façon dont elle a vécu ce concert

Programme complet du concert :

  • Fanfare Overture, Jonne Valtonen
  • Fantasy I « Kingdom Hearts », arr. Jonne Valtonen d’après Yôko Shimomura (piano solo : Slava Sidorenko)
  • Fantasy II « Secret of Mana », arr. Jonne Valtonen d’après Hiroki Kikuta

Entracte

  • Fantasy III « Chrono Trigger/Chrono Cross », arr. Roger Wanamo d’après Yasunori Mitsuda (darbouka solo : Rony Barrak)
  • Fantasy IV « Final Fantasy », arr. Jonne Valtonen d’après Nobuo Uematsu

Rappel :

  • Final Boss Suite, arr. Roger Wanamo d’après Y. Shimomura, H. Kikuta, Y. Mitsuda et N. Uematsu

London Symphony Orchestra
London Symphony Chorus
Eckehardt Stier (direction)

À consulter en ligne : le programme de salle

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